De l'Est de l'Allemagne à Oberbruck

Oberbruckois depuis 1947, un ancien pri­sonnier de guerre allemand nous livre ses souvenirs.

Origines

« Je suis né à l'Est de l'Allemagne le 15 janvier 1927 à Sacro, petite localité faisant partie de l'ag­glomération de Forst, dans le Brandebourg. Cette ville de 50 000 habitants se trouve à 150 km au sud-est de Berlin, tout près de l'actuelle frontière polonaise. Ma langue maternelle est un dialecte allemand, tout comme l'alsacien. À l'heure ac­tuelle, je parle un mélange de mon dialecte d'ori­gine et d'alsacien


Mon père était contremaître dans une filature. Quant à moi, j'avais suivi des études dans le do­maine de l'industrie textile et me destinais à être ingénieur dans cette branche. (J'avais d'ailleurs déjà réussi mon concours d'entrée à l'école pro­fessionnelle du textile, à 16 ans.) Mais la guerre en a décidé autrement...



Les années d'insouciance...



J'ai toujours aimé bricoler. Mon frère Rudolf et moi avions fabriqué ce petit voilier, que nous sommes allés essayer sur un étang voisin.


Sous les drapeaux


J'ai travaillé dans le Reichsarbeitsdienst (Service National du Travail) pendant quatre mois. (J'apprendrai par la suite que le futur docteur An­dré HEGY, de ma classe d'âge, y travaillait non loin de moi !) Puis j'ai fait ma préparation militaire pen­dant quatre semaines, avant d'être enrôlé dans l'armée en août 1944. J'avais donc 17 ans.


Un voisin de ma famille, sous-officier, m'avait conseillé de demander mon affectation soit dans les sous-marins, soit dans l'aviation, soit dans les chars (Panzer), parce que le temps d'instruction dans ces sections retardait de trois semaines l'en­voi sur le front. N'ayant guère d'affinités pour les fonds marins (allais-je en remonter ?), ni pour les airs (comment allais-je en redescendre ?), j'ai opté pour les chars.


J'étais sur un char Kônigstiger. L'entraînement a duré trois mois. L'équipage de l'engin se compo­sait comme suit : en bas à gauche se trouvait le pilote, et, à droite, « l'homme-radio ». Au-dessus, dans la tourelle, se tenait le sous-officier muni de jumelles, qui dirigeait les opérations. À sa gauche prenait place le tireur (Richtschütze), à sa droite le chargeur (Ladeschütze). J'étais tireur et me dé­brouillais plutôt bien. Nous avions comme consi­gnes d'économiser nos munitions, n'ayant droit qu'à trois tirs réels sur des chars hors d'usage qui se trouvaient à une distance de 5 à 6 km. Sur mes trois tirs, deux ont fait mouche.



Le « Kônigstiger » était l'un des plus grands chars.



Nous devions aller sur le front russe. Mais, étant donné que beaucoup de pilotes de chars avaient été soit tués soit blessés, seuls mes compagnons pilotes sont partis, pour les remplacer. II fallait at­tendre qu'une nouvelle relève de pilotes soit for­mée. Nous étions tous très jeunes, les cadets n'ayant que 14 ans. (Beaucoup de ces adoles­cents sont morts en Normandie.)



Une fois les équipages à nouveau au complet, il nous manquait des chars, dont la production en usines n'arrivait pas à suivre, ces dernières ayant été bombardées. Et c'était à nouveau l'attente, jusqu'à l'arrivée des blindés. Mais, au moment où nous devions nous diriger vers le front, plus d'es­sence ! Nouvelle attente, donc, pendant laquelle j'ai eu une permission de 15 jours pour Noël 1944.



Je ne reverrai les miens que plusieurs années plus tard, et la maison familiale seulement en 1981



Mes parents ont fait construire cette maison en 1938. Située sur la ligne du front Allemagne­Russie, elle sera miraculeusement épargnée. Seul un hangar, à l'arrière du bâtiment, subira des dégâts. Aujourd'hui, c'est mon neveu qui y habite, avec sa famille.



Blessé



Lorsque les citernes de carburant sont arrivées, nous avons eu ordre d'aller sur le front du Rhin, d'où s'approchaient alors les Alliés. L'aviation américaine nous a bombardés. Nous avions comme consigne de sauter du char dès qu'un bombardier venait sur nous, ce que mes camara­des ont fait au moment où quatre bombes sont tombées. Je n'ai pas eu la présence d'esprit de quitter le char. Celui-ci n'a pas été touché, mais plusieurs éclats de projectiles m'ont atteint, aux deux jambes et à la tempe. J'ai été évacué, et em­mené dans un hôpital de campagne. J'apprendrai plus tard que ces blessures m'avaient sauvé la vie, car toute ma section sera détruite.



À l'hôpital


Une fois remis, j'étais censé rejoindre le front avec mes camarades à nouveau valides. Mais le direc­teur de l'hôpital, un ancien officier non fanatique de Hitler, a trouvé absurde de nous envoyer dans une bataille perdue d'avance, les Alliés n'étant plus qu'à deux pas. Il nous a dit de rester sur place. En attendant, nous avions fort à faire pour décharger des blessés civils atteints par les bom­bardements des Alliés. À partir du samedi, veille de Pâques 1945, nous entendions toute la journée les chars américains passer au loin. Et le Lundi de Pâques, nous avons été faits prisonniers. Finalement, je n'aurai jamais été au front, passant une bonne partie de mon temps à attendre


Fait prisonnier


Parmi les Américains, il y avait autant de Noirs que de Blancs. On nous a dépouillés de nos biens de valeur. J'ai été délesté de ma montre et d'une bague à laquelle je tenais beaucoup (un cadeau de Noël de mes parents). Un homme marié qui n'arrivait pas à enlever son alliance incrustée dans la chair, s'est vu tout bonnement couper le doigt. D'autres atrocités encore ont été commises, mais ça, hélas, ça arrive partout...


En captivité à Namur et à Rennes


Nous avons été emmenés en camion à Namur, en Belgique, passant par le pont de Remagen, le seul pont sur le Rhin demeuré intact. Nous som­mes restés trois jours dehors, sous la pluie, dans un champ boueux, sans protection aucune, en at­tendant que l'organisation suive - ce qui n'était pas simple, car nous étions très nombreux.



Puis nous sommes allés à Rennes, dans un im­mense camp américain d'environ 60 000 prison­niers. Nous logions sous des tentes américaines de forme carrée. Tant que le camp était dirigé par les Américains, nous avons été bien nourris, ce qui n'a plus été le cas une fois le camp passé sous commandement français : les Américains avaient de quoi nous alimenter, alors que les Français n'avaient eux-mêmes rien à manger Tous les jours, une trentaine d'hommes mouraient de faim. Nous n'avions plus que la peau et les os. J'avais une jambe enflée de haut en bas, oedème caractéristique des sous-alimentés. Régulière­ment, des prisonniers partaient, d'autres arri­vaient. Ceux qui quittaient le camp se rendaient là où leurs compétences étaient utiles. Paysans, ser­ruriers, ouvriers en métallurgie et autres étaient sollicités, mais on n'avait pas besoin d'ouvriers dans le domaine du textile.



Un jour, 1 500 mineurs furent demandés pour aller travailler dans des mines de charbon, dans le Sud de la France. Le camp ne pouvant en fournir au­tant, on fit appel à des volontaires. Mes camara­des et moi, nous nous sommes dit que si on nous faisait faire un travail de force, on nous donnerait aussi à manger ! Bien que le travail de mineur ne fût pas ma spécialité, je me suis porté volontaire, mettant ainsi fin à six semaines de calvaire.


Vers Molières-sur-Cèze



Nous occupions un train entier. C'était un train de transport de charbon ; les wagons étaient donc à ciel ouvert. Les voies de chemin de fer étant sou­vent coupées, le voyage a duré trois semaines. Nous étions à 40 par wagon. C'était l'été, il faisait très chaud (45°). Nous avons cruellement souffert de la soif : chacun disposait tout juste d'un demi­litre d'eau par jour. Quand il pleuvait, nous ten­dions nos vêtements pour recueillir un peu d'eau. C'était une espèce de bouillon brunâtre, que nous buvions néanmoins avec avidité.



À notre arrivée à Molières-sur-Cèze, près de Nîmes, un médecin nous a examinés. « Mais ces hommes ne sont pas en état de travailler! », s'est-il exclamé. Nous avons été progressivement ré-alimentés, mais les plus âgés d'entre nous n'ont pas supporté le choc. Typhus et dysenterie faisaient des ravages. II y a eu de nombreux morts.



Molières-sur-Cèze (Gard) se trouve dans les Cévennes, sur les contreforts du Massif central. Ses mines de charbon y ont attiré une forte po­pulation, à partir de 1830, où la ville comptait déjà près de 3 000 habitants.



À la mine de charbon



Une fois remis sur pied, nous avons pu nous mettre au travail. J'avais d'abord un emploi en surface, fabriquant des étais pour le fond de la mine. On gagnait 40 centimes par jour. Apprenant que les ouvriers du fond de la mine touchaient 60 centimes, j'ai demandé à y travailler, ce qui m'a été accordé. J'étais à 800 mètres sous terre. Au début, je pensais ne plus jamais ressortir vivant de là ! Mais, finalement, on s'y fait.



J'avais comme compagnon de travail un Français qui, gêné par son embonpoint, peinait avec son marteau-piqueur. Comme notre équipe devait pro­duire un certain volume de charbon par jour, je lui ai proposé une méthode de travail plus simple et plus efficace. Ça lui a plu. « Tu es un bon ou­vrier ! », m'a-t-il dit et m'a proposé d'échanger son poste contre le mien, ce qui nous a permis de ter­miner notre travail journalier plus vite



Les logements ouvriers de Molières-sur-Cèze.



Nous logions dans des bâtiments en dur (sans doute d'anciens logements construits avant la guerre pour des ouvriers polonais immigrés), dor­mions dans des lits superposés par trois. La literie se composait d'une paillasse et d'une couverture. Nous étions suffisamment nourris, mais le menu comportait principalement des lentilles. Avec notre maigre salaire, on s'achetait surtout des fruits... et des cigarettes ! Nous avions parfois une source inattendue de viande : au fond de la mine, des chevaux tiraient des wagonnets. Quand ceux-ci étaient chargés, et que la pente descendait, il fal­lait rapidement entraver les roues du wagonnet chargé (deux tonnes) pour le freiner. Si on arrivait trop tard, le wagonnet dévalait la pente, écrasant le cheval, qu'il fallait abattre. La viande revenait alors aux prisonniers.



Je m'étais lié d'amitié avec un autre Français, d'o­rigine polonaise, qui avait fui son pays lors de la Première Guerre mondiale. J'étais content, car je pouvais parler allemand avec lui. Il m'avait pris sous son aile. Prétextant auprès des autorités un quelconque travail à faire chez lui, il me « sortait » le dimanche. Je donnais bien un petit coup de main, pour la forme, mais on allait surtout se pro­mener avec sa famille, pêcher. En semaine, il m'apportait de la nourriture. Un jour, il m'a fait goûter une drôle de salade. C'est par après seule­ment que j'ai appris que c'étaient des escargots ! C'est aussi lui qui m'a fait goûter mes pre­mières figues.



J'ai pu commencer à correspondre avec ma fa­mille. Jusque-là, nous étions sans nouvelles les uns des autres. Les premiers mois, eux recevaient mes lettres (censurées), mais moi pas les leurs. Puis les échanges ont pu se faire. J'ai appris que ma famille était partie se réfugier vers l'ouest, à 400 km de Sacro. Là, mon frère Rudolf a été bles­sé au cours d'un bombardement : un mur qui s'é­tait écroulé lui avait cassé une jambe. Lorsque la famille est retournée au pays, il a parcouru les 400 km sur des béquilles !



Vers Oberbruck


Je suis resté deux ans à Molières. Â cette épo­que, les Établissements Zeller Frères recher­chaient des ouvriers pour leurs usines. Le direc­teur de la société s'était rendu à Paris, au Minis­tère de l'Intérieur, pour demander l'autorisation d'embaucher des prisonniers allemands, autorisa­tion qui lui fut accordée.



Un matin de janvier 1947, nous trois, « ouvriers textiles » de la mine, avons été convoqués et em­barqués dans un train pour une destination incon­nue. Avec d'autres prisonniers pareillement réqui­sitionnés, nous avons passé une nuit dans les arènes, à Arles. De là, nous sommes allés à Nîmes, où tous les « ouvriers textiles » de la ré­gion ont été regroupés (plusieurs centaines). Puis, nous avons roulé jusqu'à Mülhausen (Mulhouse), en train pour voyageurs, cette fois-ci. (Nous ne sa­vions d'abord pas dans quel Mülhausen nous nous trouvions, car il y en a aussi un en Westpha­lie !) L'éventualité de nous évader en passant le Rhin était tentante, mais nous ne serions pas allés bien loin. Nous avons donc renoncé à cette idée, d'autant plus que nous avions entendu dire que des prisonniers, voulant s'évader en traversant le Rhin à la nage, s'étaient noyés.


On nous a emmenés dans une caserne. Le lende­main, chacun de nous était convoqué à se pré­senter à un bureau, où se trouvaient deux repré­sentants des Établissements Zeller. Nous avons dû répondre à un questionnaire sur nos compé­tences, et j'ai été retenu. Nous avons été embar­qués sur le camion de l'usine, qui nous a conduits jusqu'à Oberbruck. (D'autres prisonniers sont allés à Étueffont.) Nous avons été débarqués à la hau­teur de l'usine et avons marché jusqu'à l'usine dé­saffectée de la Renardière, encadrés par nos gar­diens. »



Propos de Hans BUDER, recueillis par B. COMTE



(à suivre)






 

http://membres.lycos.fr/knopfp/pagetraduction.htm

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